CHAPITRE IV
Deux mois plus tard, nous sommes à Whittier, dans la banlieue de Los Angeles, dont l’université fut fréquentée par le défunt président Nixon. Peuplée majoritairement de cadres et d’employés, Whittier est une ville totalement insignifiante, et, d’après Ray, une planque idéale. Ce qui est sûr, c’est que je n’étais jamais venue ici, et qu’une telle idée ne m’aurait même pas traversé l’esprit. Nous louons une maison toute simple, avec trois chambres, à proximité d’un centre commercial dénué du moindre charme. C’est Ray qui a choisi la maison : derrière, un immense jardin, et devant, un olivier. On s’est acheté une voiture d’occasion, et on fait nos courses chez l’épicier au coin de la rue. Et dire qu’il m’a fallu cinq mille ans pour en arriver à tout ça…
Pourtant, au bout de huit semaines, mon bonheur est toujours intact. M’endormir auprès de Ray, me promener avec lui le matin, m’asseoir dans un cinéma à côté de lui – ces choses simples sont plus importantes, pour moi, que tous les exploits que j’ai accomplis depuis la morsure de Yaksha ayant fait de moi une vampire. Et tout ça, je le sais, parce que je suis une femme, un humain, et parce que je suis amoureuse. L’amour me donne l’impression d’être si jeune ! Quant aux gens que je croise, ils sont charmants. Lorsque je fais mes courses, au centre commercial ou chez l’épicier, je m’arrête souvent pour les observer. Pendant trop longtemps, je les ai admirés, méprisés, enviés, et voilà que je suis l’une d’eux, à présent. Les remparts qui m’isolaient dans mon univers se sont effondrés. Maintenant, je regarde le soleil qui se lève, et je sens la présence du cosmos autour de la planète, et plus seulement le vide de l’espace infini. La douleur dans mon cœur, souvenir brûlant du pieu qu’on y avait enfoncé, s’est enfin dissipée. Et dans ma poitrine, l’angoisse béante a disparu.
Surtout quand je découvre que je suis enceinte.
C’est le matin qui précède la pleine lune, deux mois après l’explosion nucléaire dans le désert, qui avait également eu lieu une nuit de pleine lune. Un test de grossesse à quinze dollars m’annonce la bonne nouvelle : après l’avoir secoué dans la salle de bains, je pousse un cri, si fort que Ray accourt. Il veut savoir ce qui se passe, et moi, je tremble – le résultat doit être faux, quelque chose n’a pas fonctionné correctement… Je ne peux même pas montrer à Ray le flacon d’urine bleutée, parce que, accidentellement, je le renverse sur son pantalon. Comprenant soudain la raison de mon énervement, Ray éclate de rire à son tour, non sans se moquer un peu de moi.
* * *
Un peu plus tard dans la journée, je suis en train de feuilleter des livres de puériculture, quand je fais la connaissance de Paula Ramirez. Jolie jeune femme de vingt-cinq ans, elle a de longs cheveux noirs, une belle peau mate, et un ventre encore plus impressionnant que ses magnifiques yeux d’un brun très doux. De toute évidence, elle va accoucher bien avant moi. Je lui souris, alors qu’elle est justement en train d’entasser sur son bras une demi-douzaine d’ouvrages consacrés aux bébés, tout en essayant d’en attraper un autre de sa main libre.
— Vous savez, lui dis-je, les femmes ont des enfants depuis la nuit des temps, bien avant que ces livres n’existent. Il s’agit d’un processus tout à fait naturel.
Et je repose sur l’étagère le livre que je tenais à la main.
— Et puis, à mon avis, aucun de ces auteurs ne sait réellement de quoi il parle.
Ma remarque la fait sourire.
— Vous êtes enceinte ?
— Oui. Vous aussi, apparemment.
Lui tendant la main, et parce qu’elle m’est sympathique bien que je ne la connaisse pas, je me présente sous l’un des plus réels de tous mes prénoms. Tout humaine que je sois devenue, je suis mon intuition, la plupart du temps.
— Je m’appelle Alisa.
Elle me serre la main.
— Et moi, Paula. Votre grossesse est déjà bien avancée ?
— Je n’en sais rien, je ne suis même pas allée chez le médecin. Mais je ne peux pas être enceinte de plus de deux mois, à moins d’une opération secrète du Saint-Esprit.
J’ignore pourquoi, mais Paula ne sourit plus du tout.
— Vous habitez dans le coin ?
— Oui, assez près du centre commercial pour y venir à pied. Et vous ?
— Grove Avenue, dit Paula. Vous connaissez ce quartier ?
— C’est tout près de chez moi.
Paula paraît hésiter.
— Pardonnez mon indiscrétion : vous êtes mariée ?
La question est inattendue, mais il n’y a pas d’offense.
— Non, mais je vis avec mon ami. Vous êtes mariée ?
Une ombre de tristesse passe sur son visage.
— Non.
Puis, tapotant doucement son gros ventre, elle ajoute :
— Je dois m’occuper de lui toute seule. Je travaille à St. Andrews, l’église qui se trouve au bout de votre rue.
— En effet, j’ai aperçu la croix. Et vous faites quoi, à St. Andrews ?
— Je suis censée assister la Mère Supérieure, mais en fait, je m’occupe de tout, y compris nettoyer les salles de bains, si personne n’a eu le temps de le faire. L’église et le lycée catholique fonctionnent avec un budget très serré.
Et, comme pour s’excuser, elle lâche :
— Mais je fais souvent des pauses. C’est que je prie beaucoup.
Sans savoir exactement pourquoi, cette fille m’intéresse. Elle a quelque chose de spécial – la douceur de ses gestes, la gentillesse dans sa voix. D’une taille pourtant moyenne, elle donne l’impression de prendre beaucoup de place. Ce que je veux dire par là, c’est qu’elle a de la présence. Pourtant, elle ne fait pas étalage de sa force de caractère, et j’apprécie cette réserve.
— Vous priez dans un but précis ?
Paula sourit timidement et baisse la tête.
— Je ne dois pas en parler.
Gentiment, je lui tape dans le dos.
— Ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas obligée de me le dire. Qui sait ? Tout comme les vœux, si on en parle à d’autres, les prières pourraient très bien risquer de perdre de leur pouvoir magique.
Paula m’observe attentivement.
— D’où venez-vous, Alisa ?
— J’étais dans le nord du pays, pourquoi ?
— Je jurerais presque que je vous ai déjà vue quelque part.
Sa remarque me va droit au cœur : il se trouve que je suis en train de ressentir la même chose. Le regard de Laura, la douce lueur qui brille au fond de ses yeux, me semblent familiers. Cette fille me rappelle, comment dire ?… Elle me rappelle le passé, dont je suis loin de m’être détachée, même si je vieillis un peu plus chaque jour.
Néanmoins, je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur ce qu’elle vient de me dire, exactement comme j’évite de penser à ma propre condition de mortelle, quand de drôles de pensées m’assaillent au milieu de la nuit, alors que Ray dort à côté de moi et que j’ai du mal à trouver le sommeil. Mes insomnies sont le seul inconvénient causé par la transformation : je suis sans doute encore soumise à mes anciennes habitudes de chasse à l’homme nocturne, quand je rôdais dans les rues en minijupe de cuir noir. La mort incarnée, avec un sourire sexy et une soif inextinguible. À présent, au lieu de partir en chasse, je me lève pour aller boire une tasse de lait chaud dans la cuisine, et dire mes prières – je prie Krishna, bien entendu, que je tiens pour le Dieu véritable. C’est dans les moments difficiles que je me souviens de lui, encore mieux qu’à l’ordinaire.
Une fois, quelqu’un a demandé à Krishna quelle était la chose la plus miraculeuse parmi toutes celles que compte la création, et il a répliqué : « Qu’un homme puisse se lever chaque jour en croyant sincèrement qu’il vivra éternellement, tout en sachant qu’il est condamné à mourir. »
Malgré les nombreuses faiblesses humaines qui sont maintenant les miennes, une partie de moi-même persiste à penser que je ne mourrai jamais. Et cette partie de moi-même n’a jamais été aussi vivante qu’à cet instant, alors que je contemple Paula, cette jeune femme enceinte toute simple que je viens de rencontrer, par hasard, dans la librairie du centre commercial.
— Mon visage donne souvent cette impression aux gens que je rencontre, dis-je à la future maman.
* * *
Nous déjeunons ensemble, et je fais plus ample connaissance avec Paula, à qui je révèle confidentiellement quelques détails sur moi-même. À la fin du déjeuner, nous sommes les meilleures amies du monde, ce que j’interprète comme un signe positif, indiquant que je suis sur la bonne voie, celle qui fera de moi un être réellement humain. Nous échangeons nos numéros de téléphone en nous promettant de rester en contact, ce dont je ne doute absolument pas. J’aime bien Paula – sincèrement, comme si elle m’avait tapé dans l’œil, bien que je n’aie eu que de très rares amoureuses au cours de mes cinquante siècles d’existence, et que Ray satisfasse pleinement tous mes besoins sexuels. Et tandis que nous nous séparons, je suis déjà en train de penser à notre prochaine rencontre, et au bon moment que nous allons passer ce jour-là.
Paula, c’est une femme d’exception, un être humain à la fois intelligent et humble. J’ai déjà remarqué que les gens les plus intelligents, homme ou femme, sont aussi les plus malhonnêtes. Les psychologues modernes ne seraient pas d’accord avec moi, je le sais, mais eux-mêmes ne sont pas souvent d’une grande honnêteté. En tant que science, la psychologie ne m’a jamais fait une grande impression : quel psychologue a-t-il jamais été capable de définir réellement ce qu’est l’esprit humain, sans même parler du cœur ? La vive intelligence de Paula n’a pas détruit son innocence. Juste avant notre première séparation, elle insiste pour payer nos deux repas, bien qu’il soit évident qu’elle ne roule pas sur l’or, loin de là. Mais comme elle a l’air d’y tenir tout particulièrement, je la laisser m’inviter.